A Reims, le 18 janvier 2017.
Très chère toi,
Le titre te fera sûrement rire mais quel plaisir de toujours te parler sans ne jamais te nommer. Je t'écris encore du fond de ma chambre et tu n'en sauras jamais rien. Comme à chaque fois, certes. Cette fois-ci cependant, c'est différent. Il y a 46 lettres à toi. Celle ci est la dernière de celles que je n'aurai jamais le courage de t'envoyer, la prochaine sera dans ta boîte aux lettres. C'est promis. Parole d'adulte. J'ai simplement besoin de m'entraîner un peu.
Aujourd'hui je me suis sentie étrangement mal. J'ai eu l'impression de revenir un million de pas en arrière, avant de changer de vie, avant de grandir, avant de parler, avant d'écrire, et avant toi. J'ai pensé à toi tout à l'heure, du premier rang d'une salle de cours dans laquelle j'ai eu du mal à savoir ce que je faisais là. Je me suis sentie seule et j'ai eu besoin de t'écrire pour la première fois depuis longtemps. Un réel besoin. Toute la journée je t'ai écrit dans ma tête, j'ai formulé des phrases en vers et en prose, j'ai hésité à faire sonner ton téléphone pour rien. J'avais envie d'entendre ta voix.
Ah, ta voix. Très douce, à peine audible quand il y a du bruit autour, aiguë au téléphone, éraillée quand tu es malade, tendre quand elle rassure et tremblante quand tu pleures. Je me suis souvenue aujourd'hui qu'il fut un temps où c'était la seule chose qui me faisait du bien. Je ne m'en suis pas souvenue dans ma tête comme on se souvient d'une citation de bouquin. Je m'en suis souvenue du fond des tripes. Quand mon cœur s'est serré, quand mes mains ont machinalement commencé à jouer avec mon collier, quand mes yeux se sont emplis de vide ... J'ai passé une heure à imaginer ce que tu aurais pu me dire si tu avais été près de moi, t'aurais même pu me raconter n'importe quoi. En ce moment même je ressasse des bribes de souvenirs et chaque mot que j'arrive encore à entendre me fait beaucoup de bien.
Tu sais, je pense que c'est ça la mélancolie. Souffrir de ne plus avoir ce à quoi l'on songe mais être heureux de le sentir encore. Et je sens beaucoup de choses là. D'abord le manque, comme une petite lame acérée qui grignote les bonnes ondes, un petit pincement qui me rappelle que tu n'es que dans ma tête et loin de mon corps. Mais c'est un combat gagné d'avance par moi puisque ta présence physique m'est inutile.
Il y a aussi le regret. Tu as disparu de ma vie comme tu y es entrée. Vite et sans prévenir. J'ai parlé de toi à un ami récemment, je lui ai tout raconté. Il m'a demandé si j'avais des regrets sur la manière dont j'avais agi envers toi. Oui, j'en ai un. Je ne t'ai jamais dit merci.
Je te l'ai écrit des dizaines de fois, dans des textos, sur des cahiers, dans des cartes postales, dans ma tête et dans mon cœur. Mais c'est difficile à prononcer "Merci". Avec un M majuscule. Comme celui qui veut dire "Merci pour tout, sans toi cela n'aurait jamais été possible". Parce que mon parcours est peu commun et que c'est toi qu'il a touché. Je regrette les premiers mots échangés, mensongers. Peut-être avais-tu un don, ou j'étais une mauvaise menteuse ? Il y a certainement un peu des deux dans cette histoire mais tu savais qu'il y avait encore quelque chose à faire pour me rendre mon sourire et tu as tenu tes promesses.
Quand je t'avais demandé de gommer sept ans de ma petite vie, tu m'avais confessé ne pas pouvoir faire de miracles. Mais tu m'avais promis que ce qui me torturait finirait par se ranger dans un petit coin de ma tête et cesserait de me torturer. Tu avais raison. En soi, c'est un miracle. J'aurais aimé qu'on voyage main dans la main, mais j'ai voyagé sous ton aile. C'était ma place, la place d'honneur, celle qui protège des agressions des souvenirs. Quand je raconte aux gens notre histoire à nous ils me demandent souvent : "Mais pourquoi n'as tu pas confessé ces souffrances à tes parents ?". Je peux aujourd'hui répondre qu'à mon avis s'il y a quelque chose de pire que la souffrance, c'est de voir ses enfants souffrir. Nos parents sont si aimants que toutes les vérités ne sont pas bonnes à leur dire. Avec toi c'était différent, tu pouvais tout entendre, tout comprendre et ne rien juger. Surtout, tu m'as mené à la source, forcé à boire l'eau, donné des armes, appris à m'en servir. Mais ce que tu as fait de mieux, c'est me forcer à porter seule le coup fatal qui m'a fait dire adieu à ces souffrances là. Et Merci, je l'écris encore mais essaie de l'entendre.
C'est un manque viscéral. Ta voix, tes mots, ton sourire, ton regard que je ne parvenais pas à fixer. Mais avec ce manque j'ai construit des choses sur lesquelles j'arrive à mettre des mots. Tu m'as forcé à me poser les bonnes questions. Sais tu que certaines réponses se trouvent dans des livres ? La construction de soi, les rapports sociaux, amicaux, amoureux, les conflits intergénérationnels ... J'en passe. Savais tu que certaines réponses se trouvaient en moi ? Pouvais tu imaginer que tu serais le tremplin qui me propulserait vers l'épanouissement ? Sais-tu au moins ce que je suis devenue ?
Quand on se croise au détour d'une rue, au croisement de rayons de magasins, dans ton salon pour débattre de la couleur du canapé ; te rends tu compte du chemin parcouru ? J'étais si frêle et fragile quand tu m'as prise sous ton aile, j'étais si endurcie quand tu m'as rendu ma liberté. Surtout est-tu fière de moi ? J'ai besoin de l'entendre, de le lire ou de le sentir. Rien ne me berce plus que cette phrase qui rassure, qui apaise, qui enivre. Rien n'est plus beau que d'inspirer de la fierté à ceux que l'on aime, que l'on a aimé, dont l'on admire le courage et la bonté.
A mon amour enrayé.
A toi, mon substitut de grande sœur, la forgeronne de mon nouveau moi, ma conscience, mon Amélie Poulain, mon mentor et mon espiègle amie. Je t'embrasse bien fort et te souris du coin des lèvres.
Ta puce, ta Calinette, ta petite ado (qui ne l'est plus tant.)
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Man Ray - L'attente. |
Très beau.
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