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La montagne

 

    Ce week-end, une série Netflix a semé dans ma tête cette question bâtarde : Qu'aurais-je à dire si je devais raconter le moment de ma vie où j'ai été, plus que jamais, parfaitement heureuse. Alors j'ai pensé à la montagne, et j'ai eu envie de vous raconter. 

    Nous sommes en 2011, j'ai 14 ans. Plein mois d'août, en vacances en Haute-Savoie dans un chalet de Sallanches tout à fait typique. Du balcon qui s'étend au devant de la bâtisse, chaque matin la vue me submerge et me fascine. La montagne immense en face qui s'étend dans un décor de carte postale, paraît irréelle et figée, chaque matin dans ma tête : l'idée qu'il ne peut rien exister de si somptueux, que ça ne peut pas être vrai, que cette vue n'est qu'une immense photo placardée là pour me tromper sur la beauté du monde. Pourtant, c'est bien vrai. Les parapentistes qui voltigent au milieu de ce décor me le prouvent. Il s'entrecroisent suspendus à une simple voile, à des centaines de mètres de haut, face au Mont-Blanc et face à moi, adolescente, qui les regarde et envie leur liberté. J'avais toujours rêvé de voler. 

    Cet été là plus que jamais, j'avais envie de m'envoler. Ca n'était pas la meilleure période de mon existence,  une adolescence malheureuse et traumatique déjà bien entamée. J'attendais souvent que mon père, sa femme, son petit fils et mon frère, s'en aillent faire quelques courses pour me planquer sur le balcon avec une clope, pleurer un peu pour décharger le poids des regards assassins de ma belle-mère qui je crois, m'a détestée dès la première seconde où nous nous sommes rencontrées. Je le payais, mon père le savait mais à défaut de prendre parti, il essayait souvent de faire pencher la balance de l'autre côté. Un soir qu'ils sont rentrés des courses, manquant de me griller avec ma cigarette tout juste éteinte, me trouvant comme depuis notre arrivée à regarder bouche-bée les parapentistes dans le ciel ; il m'a dit d'un ton blagueur : "Demain tu veux faire ça ?". J'ai dû sourire, hocher la tête, c'était parti. 

    Le lendemain matin, c'est l'évènement. Mon père regarde les parapentistes et dit à la cantonade : "Bon, j'ai dit à ma fille qu'elle pouvait faire ça, maintenant j'ai peur, t'es vraiment sûre ?". Ma belle mère, comme à son habitude, blasée, taciturne et mesquine rigole de l'idée que je puisse avoir peur. Son petit fils de 4 ans est tout excité à l'idée de m'attendre en bas. Mon frère, peu téméraire, balise sérieusement à l'idée que je tombe et m'écrase au sol. Dans la voiture, j'ai peur. Non pas de la perspective d'être suspendue à une voile à des centaines de mètres du sol, mais de la route de montagne dont les lacets me font tourner la tête et l'estomac, de la voiture qui rase les ravins du flanc de montagne, du vent qui se lève et fait descendre toutes les voiles déjà suspendues au ciel. 

    Je rencontre en haut de la vallée le type qui sera responsable de moi sous cette voile, qui s'excuse platement de ne pas pouvoir sauter tout de suite car le vent est trop fort et ça serait dangereux. J'ai souvenir d'avoir lancé sans y réfléchir : "C'est pas grave, j'ai pas peur." et qu'il m'ait répondu : "Avec ce vent, moi, si.". J'ai attendu des heures entières que le vent se couche, à espérer qu'on me dise enfin : On y va. Le moniteur de parapente blasé s'est enfin avancé vers moi sur les coups de 17h pour me dire : "J'ai perdu ma journée, mais le vent s'est posé et on a le temps d'un saut. Si tu veux bien, on va s'amuser un peu, puisque tu n'as pas peur". Là, c'était parti.

    Attachée à un parfait inconnu et à une voile immense posée au sol, en haut d'un flanc de vallée, en contrebas la forêt, tout en bas la ville, devant moi l'autre flanc. Les yeux rivés sur une petite maison blanche au flanc de la montagne d'en face, j'ai entendu : "Cours !". Et j'ai couru. J'ai couru de toutes mes forces, comme jamais je n'avais eu envie de courir et de me jeter dans le vide, tractant la voile à la force de mes jambes et de celles du mec auquel on m'avait attaché. J'ai couru surtout jusqu'à me rendre compte que mes jambes ne touchaient plus le sol, que les arbres rétrécissaient et qu'en contrebas, ma famille passait d'humains à Playmobil, puis à poussières imperceptibles dans l'immensité de la vallée. Puis une vue à couper le souffle, une émotion à couper le souffle. Un arrêt sur image, une seconde figée dans le temps, à l'instant où la voile se stabilise dans le ciel et où j'entends venir de derrière : "Hey ! Ca va mam'zelle, respire !". 

    Là j'ai levé la tête, pris une bouffée d'air qui m'a donné l'impression de respirer pour la première fois, comme si je n'avais fait qu'étouffer en continu pendant les mois précédents, comme si je m'étais remise d'une cuite qui avait duré longtemps. J'ai pleuré, pas vraiment d'émotion mais comme un nouveau-né qui voit le jour pour la première fois. Une renaissance. Je volais, loin de toute douleur et imperméable au danger. J'aurais pu tomber et mourir, entraîner le moniteur dans ma chute, infliger à ma famille recomposée l'horreur d'un spectacle macabre si s'était levée une tempête, et je n'en avais, à ce moment là, parfaitement rien à foutre. Je faisais partie du décor, intégrée à la carte postale. Peut être sur le balcon d'un chalet en contrebas une autre adolescente me regardait en fumant en cachette et se demandait ce que je ressentais. Peut être mon père en bas cherchait sous quelle voile je me trouvais en espérant que je redescende vite. Peut être... Mais ça n'avait aucune espèce d'importance. Pourtant attachée, j'étais libre.

    Je me suis mise à rire, de tout ce que je ressentais, de tout ce que je voyais. C'était sans aucun doute le moment le plus heureux de ma vie, encore à l'heure actuelle. Le vent sur les jambes, le bruit de la voile, les centaines de mètres de vide sous mes pieds, les blagues du moniteur sur la blondasse qui bronze à poil dans sa piscine en contrebas pensant qu'il n'y a aucun vis-à-vis. L'idée m'est venue à ce moment là de lui demander si la voile pouvait tracer des figures dans le ciel et comprenant que j'étais amatrice de sensations fortes, le moniteur s'est mis à nous faire tourbillonner à une vitesse folle. Les poumons écrasés par la force centrifuge et la vitesse, il maîtrisait parfaitement sa machine, on perdait 18 mètres par seconde, c'était époustouflant de sensations inédites. Vivante, j'étais vivante, 120 battements par minute, hurler de joie à pleins poumons, éclater de rire quand il a stabilisé la voile. J'aurais pu mourir là, je n'en avais, je l'ai déjà dit : parfaitement rien à foutre. 

    Au bout d'une demie heure de vol, que j'ai passé bavarde, à poser tout un tas de questions sur le fonctionnement de l'engin, le monsieur volant dont j'ai oublié le prénom m'a laissé les commandes. Si je tirais à gauche, on penchait à droite, vice-versa. C'était prendre le contrôle de ma sécurité, aussi de celle de quelqu'un d'autre. Quelque part à ce moment là, reprendre le contrôle d'une jeune vie, devenir celle à qui on allait faire confiance. Nous avons volé comme ça une heure, jusqu'à redescendre un peu abruptement puisqu'il y avait encore beaucoup de vent. J'ai fini le voyage en m'écrasant sur les fesses, mes jambes ne me tenant plus lorsqu'elles ont touché le sol, trop tremblante pour comprendre le fonctionnement de mon propre corps qui après avoir été si léger redevenait l'hôte de mon âme. Sous les yeux de mon père, qui applaudissait le courage (et je crois son soulagement de me savoir sur la terre ferme), le cœur à la chamade et l'âme ailleurs. 

    Depuis, chaque instant que je vis est, qu'il soit doux ou brutal, une forme de retour à la réalité. Je pense très souvent à cet instant hors du temps, me disant tel François Cluzet dans Intouchables que si un jour je me sens vide, j'aurai toujours la possibilité de m'enfuir quelque part où je vole... Parapente, chute libre, avion, voyage, montgolfière et d'autres possibles encore... De toutes les manières retourner dans le ciel, près des oiseaux et des nuages dont j'envie la liberté farouche de faire ce qu'il veulent et d'aller où bon leur semble. 

    Je pense souvent à la montagne. Et l'écriture de ce souvenir aujourd'hui n'est pas innocent. Voilà des semaines que tous les jours, l'idée me traverse. Le besoin impérieux de retrouver les terres dans lesquelles je m'étais sentie à la fois si petite et si vivante se fait grandement sentir. Plus que jamais j'ai besoin d'une pause, un chalet dans la montagne pour me retrouver, marcher quelques jours sur des chemins de solitude qui me mènent vers moi et mon âme réelle. Non pas celle qui se pose un million de questions mais celle qui me décoche des larmes parce que je croise une famille de marmottes trop mignonnes sur un flanc de vallée. Sortez moi s'il vous plaît, juste quelques jours, de l'ennui de l'université, de la ville crasseuse à l'air d'échappement, du brouhaha incessant des gens pressés du métro et des moteurs de voitures. Donnez-moi le droit de m'échapper de ma vie quelques jours pour que je sois heureuse de la retrouver. Je veux marcher des heures au petit matin à flanc de montagne, manger un sandwich en haut avec fatigue et fierté d'être montée jusque là, pour pouvoir redescendre, cueillir des fleurs de printemps et plonger dans un lac d'eau claire. Rendez-moi ce balcon, pour moi seule, avec un bon fromage, un verre de vin et une herbe de qualité. Une feuille et un stylo pour écrire mon bonheur de me retrouver là, à contempler encore les parapentistes en me souvenant que j'ai été l'adolescente de 14 ans, que j'ai fait du chemin et que je suis enfin libre. Que je m'en suis sortie. 

Que tant qu'il y aura des refuges, il y aura l'espoir d'être parfaitement heureuse avec soi, le temps d'un instant au moins.

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