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Une tranche de vie de campagne.



     J'ai passé une journée dans ma campagne. Levé les yeux, regardé danser les arbres au rythme du vent, un peu éblouie par le soleil et tourmentée par ces lieux qui changent. Ils ont démoli le pont de bois de mon enfance pour y mettre un pont en métal, trop dangereux il paraît. Moi, j'arrivais avant à traverser ce pont sur les mains, les yeux au sol pouvant apercevoir à travers les lattes de bois la rivière qui elle, est toujours là. 

     C'est une tranche de vie que j'écris. C'est un dimanche de brocante dont l'organisation repose depuis plusieurs décennies sur la motivation de certain.e.s membres de ma famille, bénévoles dans l'association qui tente de faire vivre encore ce petit bout de ville ouvrière qui sombre dans l'oubli et dans la grisaille. L'ambiance n'y est plus la même. Autrefois sur cette brocante, on trouvait des trésors vendus quelques pièces par des collectionneurs. On y trouve maintenant des babioles, des vêtements, des souvenirs dont les propriétaires se séparent pour quelques euros. Cette ville va mal. cette ville subit un vieillissement de population, se vide de ses "actifs" qui partent chercher ailleurs plus de confort, moins de précarité. Village autrefois rupin, Vrigne-aux-Bois est devenu populaire et seules quelques grosses maisons de maître trônent encore fièrement sur les hauteurs. Mais ce dimanche, dans le parc des forges Gendarme, c'est chez moi que je suis en choisissant de poser les yeux sur les choses qui ne changent pas. 

      J'y croise Mireille, la mère d'une grande amie d'enfance qui je n'ai pas vue depuis quatre ans. Elle me serre dans ses bras : "Ce que je suis contente de te voir ! Tu nous manques ! Mes filles m'ont parlé de toi, tu t'es faite tatouer ? Tes parents vont bien ? T'es toujours avec ton copain de l'époque ?". Sous ses avalanches de questions il faut tout expliquer. Expliquer que tout a changé en mettant tout de même un point d'honneur à montrer que je suis toujours la même personne, avec un cerveau différent, une confiance en moi trouvée difficilement mais tout de même acquise dans ce qui est mon autre vie. On discute : "Je ne vois presque plus mon père, je suis avec une femme, j'entre en Master, si tout va bien je peux prétendre être prof dans 4 ans.". Elle est heureuse, me félicite, redevient un peu comme dans mes souvenirs une mère spirituelle, douce et rassurante à qui je donne bien volontiers ma confiance et "le bon dieu sans confession". 

     J'y croise Caroline, une cousine de mon père qui tout de suite m'alpague : "Oh salut ma belle ! Ça fait plaisir ! Vas-y fait ton tour, va saluer tout le monde, on se rejoint à la buvette je t'offre une coupette.". Je n'ai pas encore passé la porte du parc. Il est 11h15 du matin, je passe les portes, tout le monde est là. Une grand mère, un grand père, trois grands oncles, trois grands tantes, des cousins, des cousines, des amis de la famille, des oncles, des tantes. Tout le monde est là. Personne ne comprend comment fonctionne cette famille pour moi. Certains sont des oncles de mon père, d'autres des tantes de ma mère, des cousins de ma grand mère maternelle, des neveux de mon grand père paternel ... J'en passe, tout un joyeux bordel.

     A la buvette, derrière les tireuses à bière et les bouteilles de champagne déjà vides, un oncle et une tante qui fanfaronnent gaiement à la gloire de ma grand mère paternelle, décédée il y a deux ans : "Elle nous manque la Josette, c'est plus pareil la Broc' sans elle.". Mon père s'émeut de mes quelques larmes, s'en suivent de grandes embrassades. C'était le mauvais moment à passer. Mon autre grand mère dans l'embrasure de la porte du grand bâtiment - une usine de forge abandonnée pleine d'histoire - me tend grand les bras, je m'y jette, lui offre mes traditionnelles fleurs. Je la renifle, elle porte Loulou de chez Cacharel, l'odeur de la maison, des bras rassurants, l'immortelle Madeleine de Proust. 

    Je grimpe les vieilles marches des forges en passant par une porte interdite, marches en bois brisées, pliées, tordues, pour monter dans une pièce difficile d'accès dans laquelle il y a encore le tour d'un lit en métal rouillé, au moins posé là depuis ma petite enfance. Ce grenier des forges sent la poussière, le bois, ma campagne. 

     Toute une journée à courir d'une personne à l'autre, d'une histoire à l'autre, d'un bout de discussion à l'autre. Il y a des enfants : Erza, la fille de ma meilleure amie d'enfance a trois ans. C'est un choc, au même âge sa mère et moi jouions ensemble. Elle est maintenant une mère, on se comprend toujours mais ne rions plus. Du moins plus des mêmes choses. je rencontre mes cousines au troisième degré, deux bébés dans des poussettes, sept mois. Je ne me souviens même pas avoir vu leurs mères les porter. Je fais connaissance avec ces deux poupées, profite du bonheur parental nouveau de leurs pères, eux aussi perdus de vue ces trois dernières années. 

     Tout a changé, mais pas les odeurs, pas les arbres, pas l'étang, pas l'amour et la joie de se retrouver à 15h autour de la troisième bière de la journée que j'avale à peine avant qu'on vienne me mettre une coupe de champagne dans la main. L'ivresse n'est pas voulue par moi, mais par cette famille qui tient absolument à fêter mon retour chez eux en m'offrant des verres et de la nourriture que je n'ai bien sur pas le droit de payer. 

      Je mélange les humeurs, je fais venir des amis, les présente à ma famille. On se promène dans les forges, dans le parc, sur MON banc en face de MON pont, là où adolescente j'allais me planquer avec un livre ou deux, été comme hiver. 

      C'est ma journée retour aux sources, mon moment de relâchement. Ce moment pendant lequel je ne pense à rien, ne réfléchit pas, laisse tomber toutes mes réflexions actuelles pour être juste là. Sachant bien que j'aurai tout le temps d'y réfléchir en l'écrivant quelques jours plus tard. Tout va bien, tout le monde va bien, tout le monde sourit. C'est cette fois-ci le cœur plein mais pas lourd que je rentre chez moi, la rupture est enfin faite, l'articulation entre deux vies qui s'affrontent et qui sont les miennes. 

      Cela me conforte dans l'idée qu'il faut cesser de dire que le temps passe. Nous passons dans le temps mais le temps ne passe pas. Il reste inlassablement figé. Les choses changent, le passé se perd. Le temps de l'enfance, lui, est toujours le même. 

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